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5 janvier 2012 4 05 /01 /janvier /2012 18:54

 

Foucault avec Marx et au-delà de Marx

 

A propos de Stéphane Legrand,

Les Normes chez Foucault (PUF, « Pratiques théoriques », 2007)

 

[Article paru dans Critique, n°749, octobre 2009]


« Tous mes livres […] sont, si vous voulez, de petites boîtes à outils » [1] . On connaît la fortune de cette phrase, par laquelle Foucault entendait dès 1975 caractériser le style et la démarche de sa propre pensée comme pensée à la fois en mouvement et en situation : en mouvement, puisque chaque livre produit et propose un nouvel outillage théorique, conceptuel et méthodologique qui réélabore, déplace et même corrige le précédent ; en situation, puisque si ces outils sont élaborés en vue d’une fin, celle-ci ne coïncide pas avec la composition architectonique d’un système clos sur sa propre signification intemporelle qui primerait alors sur les moyens mis en œuvre pour parvenir à son édification ; elle correspond plutôt à l’analyse inlassable des discours et des pratiques historiques relevant d’un ensemble d’archives déterminées, d’un certain jeu du savoir et du pouvoir qui les conditionne autant qu’il est conditionné par elles. Il est clair que la fonction instrumentale assignée par Foucault lui-même à son entreprise invite à créer de nouveaux outils de problématisation en rapport avec des champs d’analyse, donc des usages, des luttes spécifiques et actuels[2], aussi bien qu’à faire un usage critique de ces outils que sa pensée nous a laissés.

L’ouvrage de Stéphane Legrand sur Les Normes chez Foucault [ensuite cité NF] s’inscrit manifestement dans ce type de démarche critique. Il ne s’agit nullement d’un exposé universitaire sur l’évolution et la transformation du concept de norme dans l’œuvre de Foucault. Il s’agit plutôt de partir d’un problème, qui concerne précisément le statut et l’usage de ce concept. S. Legrand n’ignore rien des controverses provoquées par Surveiller et punir, et qui ont conduit notamment un certain nombre d’historiens à discuter, parfois de manière vive, ce qu’ils considéraient comme une interprétation homogénéisante du pouvoir de la norme, du « pouvoir de normalisation », lui-même référé à l’hypostase d’une société disciplinaire dont le « panoptisme » formerait le paradigme, en charge d’assurer l’homologie fonctionnelle entre des institutions aussi hétérogènes en apparence que la prison l’école, la prison ou l’usine[3]. Sa thèse, pourtant, est qu’il n’existe pas à proprement parler, chez Foucault, de concept de norme unifié et univoque. Et cette absence, loin d’être l’indice d’une déficience, paraît au contraire constituer la marque d’un matérialisme propre à Foucault qui constitue l’autre face de son nominalisme :

 

Foucault est un penseur (c’est-à-dire s’efforce d’être un penseur) matérialiste, par quoi nous entendrons un penseur qui, pour reprendre l’une de ses boutades significatives, « nie la réalité ». Mais nier la réalité, ce n’est sans doute pas tant ici lui appartenir tout en s’opposant à elle pour la transformer, que refuser de poser dans la théorie des formes substantielles et des « choses » stables et identiques à elles-mêmes, pour privilégier l’analyse des fonctionnements et des conditions de fonctionnement comme premiers par rapport à l’identification et à l’authentification de ce qui fonctionne en tant que « choses » (NF, p.2).

 

Il convient par conséquent d’analyser la norme du point de vue de son fonctionnement et des processus déterminés qu’elle met en œuvre à chaque fois dans une conjoncture spécifique, indépendamment d’un quelque chose, d’une substance réelle, qui conditionnerait son efficace sur la pratique ou sur la conscience des individus.

 

Spectre de Marx

C’est en un sens à ce programme général d’analyse que la lecture de Surveiller et punir doit servir de test expérimental. Foucault propose en effet dans la troisième partie de son ouvrage (« Discipline ») un recensement assez complet des pratiques dites disciplinaires qu’il ordonne à trois opérations principales : la surveillance hiérarchique, selon laquelle « tout appareil disciplinaire (pédagogique, militaire, productif) se voit doublé sur toute sa longueur par un réseau de regard « multiple, automatique et anonyme » qui est effectué directement dans et par cet appareil » (NF, p.57) ; la sanction normalisatrice qui dote l’appareil disciplinaire lui-même d’une instance punitive visant à corriger l’inadéquation de l’individu à un modèle normatif (et non seulement son infraction effective à la loi) ; l’examen enfin, qui contribue à la constitution d’un savoir disciplinaire portant aussi bien sur l’individualité (ses virtualités, ses aptitudes ou capacités propres) que sur la multiplicité statistiquement ordonnée où cette individualité vient s’inscrire et mesurer son propre écart à la norme ainsi instituée. Se trouvent ainsi explicités les éléments constituants de la « technologie disciplinaire ».

Or, selon S. Legrand, ce type d’analyse conduit Foucault à proposer, avec la catégorie de « discipline » notamment, le concept sous lequel sont appelées à se rassembler et à s’homogénéiser l’ensemble des pratiques disciplinaires évoquées à l’instant. Il est clair pourtant que chacune d’entre elles (« opérer un quadrillage cellulaire », « répartir pour optimiser la visibilité réciproque », « disposer selon un ordre de valeur », « organiser le procès de travail pour optimiser la productivité ») obéit à une rationalité et s’effectue selon des normes techniques spécifiques, de même qu’elles s’inscrivent toutes dans des institutions différentes (l’organisation du procès de travail concerne préférentiellement l’usine ou l’atelier, le quadrillage cellulaire la prison, etc.). Il reste que, dans le texte de Foucault, la discipline paraît devoir soumettre l’individu simultanément à l’ensemble de ces opérations. Foucault pèche donc par abstraction en rapportant un ensemble de pratiques hétérogènes à un « pseudoconcept de « discipline » qui est l’intégrale fictive de ces différences irréductibles » (NF, p.66), mais qui est présenté par lui comme la condition réelle d’homogénéisation, de synthèse de ces mêmes différences. Suivant la même logique, le « panoptisme » ne tarde pas sous la plume de Foucault à s’imposer comme le schéma général et extensif du pouvoir ou de la société disciplinaire qui assure non seulement l’unité apparente des différentes opérations disciplinaires mais aussi l’homologie structurelle entre différentes institutions : « La prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons »[4]...

Sur ce point, S. Legrand entend donc rappeler à Foucault son propre engagement « matérialiste » : ne pas faire passer pour une réalité propre, pour un mécanisme disciplinaire unifié à l’œuvre réellement dans la société, ce qui n’est qu’un « programme » ; bref, ne pas traiter ce « programme » disciplinaire (le panoptisme) comme s’il relevait lui-même d’un grand diagramme de pouvoir, fondé sur l’homologie formelle des institutions (où « du » disciplinaire s’effectue sans doute, mais de manière différenciée). Or, il semble bien que c’est dans le cours au Collège de France de 1973 sur La Société punitive qu’un tel engagement matérialiste se trouve le plus clairement affirmé, en rapport justement avec un autre matérialisme, celui de Marx. À la lumière des analyses marxistes du mode de production capitaliste s’établit en effet la véritable cohérence (non pas abstraite mais effective, concrète) des relations de pouvoir et des opérations normatives de type disciplinaire, en tant qu’elles s’inscrivent dans le cadre historique de l’exploitation capitaliste et de la lutte des classes. Comme le dit explicitement Foucault dans la leçon du 14 mars 1973, « le couple surveiller-punir s’instaure comme rapport de pouvoir indispensable à la fixation des individus sur l’appareil de production, à la constitution des forces productives, et caractérise la société qu’on peut appeler disciplinaire » (La Société punitive, manuscrit inédit cité in NF, p.102). La lecture du cours de 1973 met donc en lumière le travers substantialiste de Surveiller et punir en proposant par contraste une analyse des conditions socio-économiques de la diffusion du pouvoir disciplinaire au XIXe siècle. Le disciplinaire doit en effet sa diffusion sociale à l’une des contradictions propres au mode de production capitaliste. À l’exigence capitaliste de libération du travail (devenu marchandise obéissant à la loi de l’offre et de la demande sur un marché concurrentiel) se superpose en effet un programme de fixation et de contrôle (politique et social) des porteurs de la force de travail. Ce programme vise simultanément à « majorer » cette force de travail (en termes d’utilité productive, économique) et à « minorer » les effets potentiellement négatifs de sa libération en luttant contre les illégalismes populaires, qu’ils soient de déprédation (vol) ou de dilapidation (conduite improductive voire contreproductive : paresse, débauche, etc.). Foucault montre donc comment la diffusion sociale du disciplinaire, au lieu d’être un effet d’objectivation « du » pouvoir disciplinaire, se traduit plutôt et avant tout par la mise en place de mécanismes coercitifs extra-économiques qui, d’une certaine façon, réagissent aux impératifs proprement économiques de l’exploitation de la force de travail.

La mise en lumière de cette interdépendance historique entre l’exigence capitaliste du profit et la genèse du coercitif permet non seulement de remettre en perspective les analyses de Surveiller et punir – à partir du cadre théorique et conceptuel du marxisme –, mais aussi de mesurer l’apport singulier de Foucault à la théorie marxiste de l’exploitation capitaliste et des rapports de production. En effet, les analyses foucaldiennes des modalités du pouvoir disciplinaire corrigent Marx en le décalant vers le point aveugle de sa propre analyse du mode de production capitaliste, à savoir la constitution de la force de travail elle-même - à laquelle contribue efficacement l’ensemble des dispositifs coercitifs :

 

La force de travail n’est pas une réalité donnée d’emblée que l’appareil de production viendrait prendre où elle se trouve parce qu’elle n’a, étant coupée des moyens de production, d’autre solution que de se vendre - elle est le résultat d’une production antérieure à la production, d’une production de la force de travail comme telle par les instances de moralisation étatisées, par les mécanismes policiers du « coercitif », par le contrôle patronal de l’emploi, du logement et de l’épargne ouvriers, par les institutions de séquestration, par les prisons et les bagnes - instances qui dans le même mouvement produisent la disposition à produire et protègent les moyens de production ainsi que la production elle-même de l’illégalisme ouvrier (NF, p.111).

 

Par conséquent, les analyses de Foucault contribuent à mettre en lumière ce que S. Legrand nomme à plusieurs reprises le « double bind du mode de production capitaliste » (NF, p.100), c’est-à-dire sa contradiction virtuelle. Il importe en effet que la libération de la force de travail reste une libération conditionnelle, c’est-à-dire qu’elle reste soumise à des procédures disciplinaires (restriction de la mobilité, ou de la disposition libre du temps de sa vie), aptes justement à faire « de la force et de la vie d’un individu cette chose qu’on nomme une force de travail et sans quoi le système de l’exploitation n’est pas rendu possible » (NF, p.123). Le Cours de 1973 rend ainsi compte de manière exemplaire de ce que le « coercitif », loin de constituer l’essence « du » pouvoir et donc un ordre propre, autonome par rapport aux structures de l’économie, ou inversement d’apparaître comme un simple effet mécanique de ces structures, procède plutôt d’un recodage économique du rapport entre les normes morales et les normes pénales qui détermine alors la commensurabilité entre des institutions pourtant hétérogènes comme l’atelier, l’école et la prison.

On pourra se demander de quelle manière spécifique l’opération pénitentiaire et l’institution carcérale contribuent à cette « normation » des individus disposés à agir et à se comporter en tant que force de travail, disponibles pour optimiser le système de l’exploitation capitaliste. Car si le sujet productif constitue « la norme qui oriente la correction pénitentiaire », Foucault se plaît néanmoins à souligner que la prison échoue à produire autre chose qu’« un individu dont les normes de vie », loin d’être adéquates aux normes la production économique, « sont réglées sur le milieu d’existence que la prison lui a fait » (NF, p.140) : bref, la prison produit du délinquant. Or, cette constitution d’un milieu de la délinquance ne signe pas pour autant l’échec de la prison (ce serait le cas s’il y avait une procédure unifiée, unique de normation des individus), mais elle permet bien plutôt de saisir ce qui la distingue des autres institutions disciplinaires, tout en la rapportant à une utilité tactique déterminée par des luttes sociales spécifiques qui lui permettent d’être commensurables avec d’autres dispositifs disciplinaires hétérogènes. S. Legrand salue ainsi la force et l’ironie de ce renversement d’un échec annoncé en utilité programmée :

 

Formidable opération technique : constitution d’une force potentiellement séditieuse […] en milieu contrôlable et utilisable ; constitution, en même temps, de la classe ouvrière en classe moralisée et disciplinée à travers ce partage qui fait fonctionner le milieu délinquant, ou la plèbe, comme son propre ennemi (NF, p.141).

 

On voit sur cet exemple le bénéfice d’une position rigoureusement nominaliste en matière d’analyse des normes et des processus de normation. Ce type de position permet en effet de rendre compte de la manière dont « des » normes constituées (normes morales ou pénales) sont instrumentalisées (ici dans le cadre de la société disciplinaire) en vue de la formation de sujets productifs, à la fois utiles et dociles, propres en tout cas à être insérés (quoiqu’à différents niveaux et selon différentes fonctions) dans un appareil de production de type capitaliste, lui-même fondé sur un certain rapport de classes.

 

Recodage, surcodage

Ces analyses, qui révèlent la complexité du rapport de Foucault à Marx, n’épuisent pas cependant le problème des normes chez Foucault. Elles conduisent plutôt à le relancer dans une nouvelle direction. Nous avons vu en effet que l’un des problèmes posés par la lecture de Surveiller et punir consistait à déterminer les conditions d’articulation entre eux de différents registres de normes et d’institutions hétérogènes. Or, si cette articulation ne procède pas d’un ordre de réalité autonome et transcendant (« le » pouvoir, « le » panoptisme ou « la » norme), qui s’appliquerait aux individus de l’extérieur, il faut alors envisager la procédure de normation elle-même « comme le corollaire d’une activité matérielle des individus sur eux-mêmes, par quoi ils se font des sujets, et ces sujets » (NF, p.154) - par exemple ces sujets signifiant les normes de la productivité économique, ces porteurs d’une force de travail au service du rendement de l’appareil de production. L’assujettissement aux normes suscite donc un « travail interne du sujet sur et dans [cet] assujettissement » (NF, p.221) auquel « le savoir et le pouvoir de l’institution doivent s’ordonner en inventant à leur tour de nouvelles normes pour contrôler ces formes imprévisibles qu’ils ont suscitées » (NF, p.220).

Le cas de la possession se révèle ici particulièrement instructif. Dans le Cours de 1974-1975 consacré aux Anormaux (Paris, Gallimard/Le Seuil, « Hautes Etudes », 1999), Foucault montre comment la chair convulsive de la possédée est un effet paradoxal du dispositif de l’examen qui conduit à l’aveu des moindres de ses désirs : « Le dispositif de l’aveu n’a pas seulement imposé aux sujets et à leur discours des normes […], il a rendu le corps sensible à lui-même, attentif aux affleurements du plaisir, aux jeux tordus du désir qui le trament et le parcourent » (NF, p.219). Au lieu de conjurer les désirs et d’assurer une prise sur leur économie interne, le rituel de l’aveu, véritable « pharmakon », suscite donc l’explosion incontrôlable de la chair de la religieuse, convaincue d’avoir suscitée en elle une tentation tellement inavouable (diabolique) qu’elle en devient vite insupportable, précipitant sa volonté dans une crise interne dont son corps porte les stigmates. Les normes de l’aveu, et le type d’investissement des corps qu’elles mettent en œuvre dans la pratique de la confession, se trouvent par conséquent à la fois intériorisées et déjouées, suspendues aux effets d’une normativité qui est aussi bien le produit de cet assujettissement que la forme d’une résistance à ses procédures de normation. Dans ces conditions, Foucault montre alors que le savoir-pouvoir de l’Église, impuissant à enrayer ce phénomène (qu’il a lui-même suscité par le dispositif chrétien de la confession), est amené à le transférer à une autre institution, à un autre savoir et à un autre pouvoir (en l’occurrence le savoir-pouvoir médical et psychiatrique) qui procède (à partir du XIXe siècle) au recodage des errements de la chair chrétienne selon ses propres normes – ce qui conduit à une nouvelle interprétation des phénomènes de possession en termes d’instinct, d’automatisme, d’atavisme, etc. Cette opération de recodage permet donc de comprendre la manière dont, selon une formule de Foucault, l’institution « s’ordonne aux formes qu’elle a fait naître » : elle s’y ordonne notamment en faisant fonctionner de nouveaux opérateurs d’objectivation qui tentent d’assigner ou de réassigner l’individualité à un code signifiant susceptible d’assurer la stabilité (relative) des relations de pouvoir où elle est engagée. Ce jeu complexe de l’assujettissement aux normes et de ses propres effets de subjectivation, contribue donc à déplacer, d’une institution à une autre (de l’Église à l’asile), d’un régime de discours et de pratique à l’autre (de la confession à la cure), « la forme nominale et absolument vide de l’opposition normal-anormal » (NF, p.232).

Pour S. Legrand, ce type de déplacement et de recodage permet alors d’éclairer d’un jour nouveau le problème de l’hétérogénéité irréductible des rationalités et des techniques normatives dont Foucault propose l’analyse. Il contribue en effet directement à la mise en place d’un « dispositif de normalisation » qui consiste à assurer, à partir d’une référence normative univoque (ce qui est le cas avec le référentiel de vérité psychiatrique qui s’impose dans le cas de la possession), la cohérence d’ensemble des institutions, et qui rend donc possible la traduction d’un registre normatif dans un autre sans toutefois chercher à les identifier à partir d’une grande structure homogène (comme « le » pouvoir). Le psychiatre et le magistrat, tout en parlant d’objets différents, référés à des régimes d’anormalité distincts (un psychopathe ou un criminel), peuvent néanmoins parler « de choses identiques dans le même langage » (NF, p.306), celui de la psychiatrie en l’occurrence.

Se justifient ainsi la place et l’importance prises par la procédure de l’expertise psychiatrique dans le cadre de la procédure judiciaire. Cet « engrenage psychiatrico-judiciaire » s’enclenche notamment à partir du casse-tête juridique représenté par le « monstre moral »[5] - ce cas indécidable où la norme juridique ne peut pas directement s’appliquer : « Il n’y a pas de démence avérée, donc on doit punir, mais on ne peut assigner de raison au crime, donc on ne peut pas punir » (NF, p.241-242). L’application de la norme juridique ne peut s’effectuer qu’à travers la médiation de normes extra-juridiques, psychiatriques en l’occurrence, qui obéissent a priori à une autre rationalité, mais qui vont s’intégrer au dispositif judiciaire en établissant un lien entre criminalité et folie :

 

Le non-objet du droit est réinvesti et recodé pour être transformé en l’objet des aliénistes. Cet acte vous était impensable : c’est une monomanie homicide. Cet acte, vous ne saviez quoi en faire dans votre appareillage judiciaire et punitif : c’est qu’il ne s’agissait pas d’un élément défini dans les Codes mais du symptôme d’une maladie définie dans le traité d’Esquirol (NF, p.244-245). 

 

Ce recodage d’un objet (un criminel) d’un registre normatif (celui du droit) dans un autre registre normatif (celui de la science psychiatrique) contribue ainsi à une transformation corrélative de la procédure judiciaire et du pouvoir psychiatrique - au profit de ce dernier. Une nouvelle économie judiciaire et punitive se met alors en place, surdéterminée en quelque sorte par un tel recodage.

 

[L]’opération psychiatrique, au sens d’un véritable tour de passe-passe, consiste à remplacer au dernier moment l’objet que l’instance judiciaire a à punir (le crime) par l’objet psychiatriquement défini (le caractère, l’anormalité constitutive, les perversions, etc.) qu’elle a fait intervenir pour expliquer le crime (NF, p.248-249).

 

Le jugement s’adresse donc désormais à la « nature » de l’infracteur au-delà de son acte (celui-ci rendant raison de celui-là) et il s’adresse à cette « nature » selon une visée qui n’est plus seulement punitive mais correctrice - l’institution pénitentiaire étant elle-même requise pour mettre en œuvre des procédures thérapeutiques. Le discours psychiatrique (convoqué lors de l’expertise), le jugement pénal, l’emprisonnement sont ainsi mis en continuité selon un dispositif de normalisation qui articule entre eux ces pratiques et ces discours – à partir de la norme psychiatrique elle-même. Celle-ci tend alors à étendre son pouvoir (proprement disciplinaire) au-delà du seul registre des infractions pénales, jusqu’à toutes ces conduites infra-pénales, réputées « anormales » par rapport à un ordre institué quelconque (qui peut être juridique, mais aussi politique ou familial). Cette extension du pouvoir de la norme psychiatrique, qui la place en position de surcodage par rapport aux autres normativités qui structurent le champ social, s’opère grâce à l’élaboration du concept d’instinct qui assure la commensurabilité des actes et des conduites réputés « dangereux » :

 

L’« instinct sexuel » va bien être l’élément commun permettant la synthèse du champ psychiatrico-judiciaire, qui privilégie l’analyse des mécanismes involontaires et des impulsions irrésistibles, et du champ psychiatrico-familial qui a pour problématique la sexualité et ses irrégularités (NF, p.266).

 

En un sens, selon S. Legrand, c’est le même type d’opération de surcodage qui fonctionne dans le cadre de la normalisation biopolitique que Foucault analyse à partir de l’année 1978 (dans les Cours intitulés Sécurité, territoire, population et Naissance de la biopolitique). Seulement, le surcode qui assure la possible transcription les uns dans les autres des différents régimes de normativité ne se trouve plus élaboré par la psychiatrie, mais relève d’une « médecine de santé » qui répond avant tout à des objectifs économiques, et qui appelle par conséquent une tout autre technologie politique que la technologie disciplinaire correspondant à la psychiatrisation des conduites. C’est le principe de ce que Foucault appelle la gouvernementalité libérale qui s’applique plutôt qu’à normer les individus en les soumettant à un quadrillage intensif de leurs conduites, à réguler ces conduites de manière à ce qu’elles se conjuguent dans l’ensemble de la population de manière économiquement pertinente. Selon la rationalité libérale propre à cette technologie de pouvoir, il convient notamment de « recoder économiquement la nature du sujet de la conduite » (NF, p.289) en l’identifiant ni plus ni moins à un « capital humain » (Gary Becker) – ce qui revient à étendre la norme de fonctionnement de l’économie libérale bien au-delà des seuls secteurs d’activité liés à des échanges monétaires, jusqu’aux domaines de l’éducation, de la sexualité, de la santé, etc. En particulier, cette normalisation des conduites individuelles, rapportées à la gestion économique d’une population, incite les sujets à se responsabiliser, y compris face aux maladies, en s’attachant à se détourner des conduites à risques, pathogènes, qui ont un coût social, c’est-à-dire économique. Apparaît ainsi le rôle central joué par la gouvernementalité libérale dans le cadre de la gestion (biopolitique) de la santé publique. Chaque individu est appelé à gérer son propre « capital humain » (et en l’occurrence son « capital-santé ») aussi bien pour ne pas risquer d’alourdir le coût global de la politique de santé que pour assurer l’optimisation de ce capital qui décide de sa propre efficacité économique et donc du profit qu’il peut espérer en tirer.

 

La confrontation entre ces deux modalités historiques du « surcodage » des normativités permet alors de mesurer le bénéfice du nominalisme de Foucault. Car cette confrontation montre que les configurations normatives qui se dessinent à partir du surcode psychiatrique ou du surcode économique, loin d’être bouclées définitivement sur elles-mêmes, sont appelées à se transformer et à se reconfigurer selon d’autres codages, selon d’autres cohérences. Si bien que, pour reprendre une formule avancée dès l’introduction du livre de S. Legrand, s’il n’y a pas de normes (au sens de réalité subsistant par soi et ayant une puissance propre d’action sur les conduites), il n’y a pas non plus (et a fortiori) de norme des normes. Il n’y a que des configurations de pouvoir instables, dont le généalogiste s’attache, modestement et obstinément, à restituer la mouvante cohérence autant qu’à déceler les principes de transformation.

 



[1] Michel Foucault, « Des supplices aux cellules », Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, vol. II, n° 151 [1975], p.720.

[2] Voir Philippe Artières et Mathieu Potte-Bonneville, D’après Foucault. Gestes, luttes, programmes, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007.

[3]  On se fera une idée des controverses suscitées par les analyses de Surveiller et punir en feuilletant le dossier constitué par Michelle Perrot sous le titre L’Impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, Paris, Seuil, « L’Univers historique », 1980.

[4] Michel Foucault, Surveiller et punir [1975], Paris, Gallimard, « Tel », 1993, p.264.

[5] Voir l’affaire Henriette Cornier, du nom de cette femme qui, sans raison apparente, a tranché le cou de l’enfant de ses voisins (Les Anormaux, Leçon du 5 février 1975).

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