Les Queer readings d’Eve Kosofsky Sedgwick
A propos d’Epistémologie du placard (Amsterdam, trad. fr. M. Cervulle, 2008)
Epistémologie du placard constitue, à côté du texte-manifeste de Teresa de Lauretis « Théorie queer : sexualités lesbiennes et gaies. Une introduction »[1] et de Trouble dans le genre de Judith Butler (parus la même année, en 1990), l’un des textes fondateurs de ce courant de pensée qui a déferlé sur les campus américains au début des années 1990 sous le nom de « Queer Theory ». Pour aller vite, on dira que la théorie « queer » s’est développée sur fond d’activisme politique et associatif (particulièrement virulent avec l’apparition du SIDA), à la fois comme une voie de contestation de l’hétérosexisme homophobe et comme une réflexion sur les effets du communautarisme gay des années 1980, issu du combat juridique et politique pour la reconnaissance d’une identité homosexuelle dépathologisée. Ce que la théorie « queer » s’est donnée alors pour « objet » n’est donc pas une positivité assignable (comme l’homosexualité par exemple) à décrire et à analyser dans ses différentes manifestations, mais c’est plutôt le mouvement par lequel des binarismes sexuels (homo-/hétéro-sexuel) ou des identités de genre (homme/femme) sont défamiliarisés, troublés, entraînés dans un processus de dissolution, révélant qu’au fond, en matière de sexualité, il n’y a pas d’identités stables, essentielles ou substantielles, mais seulement des « identités » de position, mettant en question depuis les marges qu’elles occupent sur l’échiquier des sexualités possibles le paradigme hétéronormatif de la culture occidentale[2].
Une telle opération de « queerisation » des identités se trouve notamment à l’œuvre dans les premiers travaux de Judith Butler sur le genre (notamment Trouble dans le genre, mais aussi Ces corps qui comptent[3]). Pour Butler en effet, le genre est à concevoir non pas comme une détermination substantielle du sujet mais plutôt comme une production « performative »[4], ce qui implique une instabilité radicale puisque d’une part cette identité mal assurée doit sans cesse se répéter pour accéder à un semblant de normalité, et puisque d’autre part tout énoncé performatif, du fait de son itérabilité, peut être recontextualisé de manière imprévisible – ce qui est le cas avec la citation parodique des normes de féminité dans les spectacles de drag-queens, ou encore avec le détournement et la resignification de l’insulte « Queer ! » par les gays new-yorkais de Queer Nation. Le caractère historique du processus performatif ouvre ainsi la possibilité d’une lutte politique fondée sur la subversion de l’identité de genre.
C’est une démarche du même ordre, consistant à jeter le trouble dans la
répartition des catégories d’identification sexuelle du « sujet », que propose à son tour Eve Kosofsky Sedgwick dans son Epistémologie du placard. Elle entreprend notamment
d’étudier la sexualité à partir d’un schéma interprétatif qu’elle appelle le « binarisme minorisant/universalisant » (EP, p.60). Il s’agit de savoir si la question de la définition de
l’homo/hétéro-sexualité « n’est une question importante que pour une minorité homosexuelle, réduite, distincte et relativement fixe », ou si « cette question est d’une importance
constante et déterminante pour la vie de toute personne sur le continuum des sexualités » (EP, p.24). Selon la première perspective, l’homosexuel se définit à partir d’une norme
sexuelle majoritaire par rapport à laquelle il se singularise et s’identifie tout en s’isolant. Selon la seconde perspective, l’homosexualité ne se définit plus dans les marges d’un comportement
sexuel hétéronormé mais représente plutôt une manière de vivre sa sexualité parmi d’autres, avec laquelle compose nécessairement l’hétérosexualité dans une indétermination et une tension propres
à susciter l’inquiétude et même, comme on va le voir, la « panique ». Loin de trancher a priori pour l’une ou l’autre de ces perspectives, l’objectif de Sedgwick, tel qu’il est
présenté dès l’introduction de son ouvrage, est plutôt de prendre comme fil conducteur de ses analyses une certaine « crise définitionnelle chronique de l’homo/hétéro-sexualité »,
c’est-à-dire une crise dans la manière de définir la sexualité entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, - crise qui découle du caractère indécidable de ce
binarisme, et qui affecte non seulement la détermination de l’homosexualité (comme sexualité liée à un choix d’objet sexuel ou à un type d’actes singuliers) mais aussi la stabilité de la relation
entre homosexualité et hétérosexualité au sein de la culture occidentale moderne.
Avant d’entrer dans le détail de ses analyses et de préciser leurs enjeux, il faut en souligner encore deux traits caractéristiques. D’abord, l’investigation d’Eve Kosofsky Sedgwick trouve son point de départ dans la généalogie du « dispositif de sexualité » proposé par Foucault dans La Volonté de savoir, et singulièrement dans l’analyse de la modification historique qui affecte le statut de l’homosexualité à la fin du XIXe siècle : selon Foucault, « la catégorie psychologique, psychiatrique, médicale de l’homosexualité s’est constituée du jour où on l’a caractérisée […] moins par un type de relations sexuelles que par une certaine qualité de la sensibilité sexuelle, une certaine manière d’intervertir en soi le masculin et le féminin » (La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p.59). La naissance du sujet homosexuel, de l’homosexuel comme sujet inverti du point de vue de son « genre », s’accompagne de la mise en place de discours normatifs et objectivants, fondés sur le partage du normal (hétérosexuel) et de l’anormal (homosexuel), et qui visent à énoncer la vérité du genre et surtout à contenir cette vérité dans les limites d’un binarisme homo/hétéro-sexuel instrumentalisé dans le cadre du contrôle social des populations.
C’est ici qu’apparaît le second trait caractéristique de la démarche de
Sedgwick. Car celle-ci consiste justement à déconstruire cette « dichotomie hétérosexuel/homosexuel, telle qu’elle a émergé dans le discours occidental du siècle dernier » (EP, p.54),
en prenant appui sur les œuvres d’auteurs comme Melville, Wilde, James ou Proust qui selon elle contribuent à la fois à forger une certaine image de l’homosexualité et de l’homosexuel (une image
identifiable à certains traits singuliers selon la perspective minorisante) et à troubler cette image en ambiguïsant sur le plan narratif et thématique les relations entre hétérosexualité et
homosexualité (en jouant donc d’une perspective universalisante). Dans les textes étudiés par Sedgwick tout au long de son travail s’opère ainsi à vif une déconstruction des stéréotypes produits
au même moment dans le discours taxinomique faisant de l’homosexuel dans une « espèce » déterminée (EP, p.31). Les « Queer readings in Fiction » de Sedgwick (pour
reprendre le titre d’un ouvrage collectif qu’elle a dirigé[5]) reposent par conséquent sur l’idée que la littérature ne constitue pas
simplement un terrain d’objectivation des stéréotypes stigmatisants produits dans le cadre du positivisme juridique, médical, psychiatrique et du binarisme homo/hétéro-sexuel qui soutient le
« dispositif de sexualité » propre à la modernité ; mais qu’elle forme plutôt la matrice d’une réappropriation secondaire, d’une resignification déconstructive de ces stéréotypes
et de ce binarisme dont elle contribue à révéler les ambivalences et les tensions non-résolues.
Or, ces tensions issues de la crise définitionnelle de l’homo/hétéro-sexualité caractéristique de l’époque moderne selon Sedgwick se cristallisent pour une large part dans l’expérience du « placard » dont les textes littéraires et leurs lectures mettent en lumière la complexité et l’instabilité épistémologiques qui contamine par extension tout discours de vérité – non pas seulement le discours que le sujet tient sur lui-même (en exposant ou en réservant sa vérité) mais aussi certains des catégories centrales à partir desquels s’articule notre rapport au savoir (privé/public, secret/révélation, innocence/initiation…). Pour comprendre ce que recouvre cette « expérience du placard » et sa portée « épistémologique », un détour par la langue anglaise s’impose. La référence au « placard » (closet) renvoie ici aux expressions : « to come out of/to be out of the closet » - littéralement « sortir » ou « être hors du placard » et, de manière contextuelle, « dire publiquement que l’on est homosexuel » ou « afficher ouvertement son homosexualité ». Pour les homosexuels, l’expérience du placard paraît par conséquent adossée à une topologie binaire –in/out, dedans/dehors – qui renvoie au fait de révéler ou non son homosexualité à son entourage (famille, amis, collègues de travail).
Pourtant, les choses sont plus complexes, plus tordues (queer ?), et nécessitent qu’on réfléchisse de plus près à la structure épistémologique feuilletée qui sous-tend la révélation de soi impliquée par la sortie du placard. Car, comme l’observe Sedgwick, l’alternative simple du « dedans » et du « dehors » est trompeuse dans la mesure où elle ne recouvre pas une opposition tranchée entre ignorance et savoir, avec le passage orienté et irréversible de l’une à l’autre, du tu au su, mais qu’elle implique plutôt une économie du secret et de la révélation, qui suppose une recomposition permanente, en droit jamais achevée, du « placard » homosexuel :
Même celles et ceux qui sont out se trouvent confrontés quotidiennement à des interlocuteurs et interlocutrices à propos desquels ils ne savent pas s’ils savent ou non. De la même manière, il est tout aussi difficile de deviner pour un interlocuteur donné si, dans le cas où il saurait, ce savoir lui semblerait important ou non (EP, p.86).
On comprend que le problème épistémologique posé par la sortie du placard ne peut être envisagé indépendamment des rapports de pouvoir qui secrètement l’organisent et, simultanément, la limitent. Car le placard continue d’exercer sa contrainte même sur les homosexuels « out ». Le placard homosexuel constitue donc une structure mobile, potentiellement oppressive dans l’économie mixte de savoir, d’ignorance et de pouvoir qu’elle met en place. Comment faire la part de ce que nous savons (ou croyons savoir, ou croyons savoir qu’un autre sait) et de ce que nous ne savons pas (de ce que l’autre sait vraiment, ou de ce qu’il sait tout en refusant de le savoir et qu’il peut néanmoins utiliser contre nous) [6] ? Ces incertitudes, parfois lourdes de conséquences sur le plan de la vie personnelle ou professionnelle, attestent selon Sedgwick de l’indécision fondamentale qui affecte la définition de l’homo/hétéro-sexualité dans notre culture. Et ce sont justement ces incertitudes, ces résistances aussi (souvent suspectes : si je ne veux pas savoir, est-ce que je sais vraiment pourquoi et ce que je ne veux pas savoir ?) qu’elle cherche à traquer dans les textes littéraires qu’elle soumet à une lecture attentive et perverse, dans la perspective de mettre au jour leur propre « épistémologie du placard », c’est-à-dire la manière dont ils organisent autour de la figure (implicite ou explicite) de l’homosexuel toute une économie narrative et symbolique du soupçon et de la révélation dont les enjeux concernent au premier chef la définition de l’homo/hétéro-sexualité. Parmi les nombreuses analyses que propose l’ouvrage de Sedgwick, nous retiendrons par commodité et pour l’éclairage qu’elles apportent sur une manière « queer » de lire ou de « prendre » les textes littéraires[7], celles qui sont consacrées à La Bête dans la jungle de Henry James et à quelques passages d’A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Ces analyses sont développées dans les chapitres IV et V d’Epistémologie du placard.
La lecture de James s’inscrit dans le cadre d’une réflexion sur ce que
Sedgwick appelle la « panique homosexuelle masculine » qui correspond à une dimension paranoïaque des relations entre hommes. Comme elle l’avait montré dans un précédent ouvrage[8] en s’appuyant sur les apports conjoints de l’anthropologie lévi-straussienne et
de la théorie girardienne de la mimesis, les formes d’homophobie qui se développent en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle ne visent pas seulement « une population
minoritaire émergente d’hommes distinctement homosexuels » mais ont pour enjeu « la régulation des liens homosociaux masculins qui structurent toute culture, toute culture publique ou
hétérosexuelle » (EP, p.195). Cela signifie que la socialité est une affaire d’hommes et que les hommes, pour asseoir leurs privilèges dans tous les domaines de la culture, doivent rester
entre eux, et même amplifier ou intensifier leurs relations « homosociales » : ce qui est le cas notamment dans l’échange des femmes où, comme le montre Sedgwick à partir de sa
relecture de Lévi-Strauss, il ne s’agit pas d’établir une relation entre un homme et une femme, mais « entre deux groupes d’hommes » pour lesquels la femme n’est qu’un objet d’échange
et non un des partenaires avec lequel cet échange a lieu. Or, cette intensification de l’homosocialité, envisagée comme le socle de la domination masculine, se paye d’une plus grande proximité
des hommes entre eux et de la diffusion corrélative d’une conception universalisante de l’homosexualité selon laquelle si les hommes restent entre eux, ils s’exposent au risque ou du moins au
soupçon de l’homosexualité : l’homophobie (comme mise au « placard » et comme minorisation violente de la « bête » homosexuelle) est ainsi une haine qui
s’étaye sur la crainte d’être soupçonné d’« en être ». Elle constitue à ce titre une réponse possible à cet état de panique endémique qui saisit les hommes lorsqu’ils se
trouvent soumis à la double contrainte de la « prescription du lien masculin le plus intime et de la proscription de l’homosexualité (qui est singulièrement liée à la première) » (EP,
p.197).
Mais Sedgwick montre également que cette double contrainte trouve dans la littérature anglo-saxonne du XIXe siècle et du début du XXe siècle des formes d’expression distinctes. L’une de ces formes d’expression correspond au développement de la littérature gothique où Sedgwick décèle des modes de construction littéraire de la masculinité qui se déploient, non sans une certaine violence, contre le déploiement corrélatif de significations homosexuelles. Dans nombre de romans gothiques relevant de ce qu’elle appelle le « Gothique paranoïaque », il est possible de repérer une même structure narrative : « un héros masculin entretient une relation étroite, habituellement meurtrière, avec une autre figure masculine, son « double », pour qui il semble être mentalement transparent » (EP, p.197 note) - c’est le cas par exemple dans Frankenstein de Mary Shelley étudié dans Between Men. Le schème de la panique homosexuelle masculine trouve toutefois de tout autres formes d’expression dans la littérature victorienne et chez des auteurs comme Thackeray, Du Maurier et James, où, loin du déchaînement gothique de la violence homophobe, il fait plutôt l’objet d’une récupération sous la forme d’une « domestication » - on pourrait dire d’une placardisation en règle – qu’incarne alors la figure romanesque du « célibataire ».
Ainsi, dans la fiction de James, La Bête dans la jungle, le personnage principal, John Marcher, est décrit comme un personnage discret, voire secret : la seule chose ou presque qu’on sait de lui, c’est justement qu’il a un secret, une destinée secrète dont la fin du récit laisse croire qu’il s’agit (simplement) d’une promotion du héros comme héros hétérosexuel, enfin capable d’entrer en relation avec May Bartram, le personnage féminin qui accompagne à distance sa destinée : « L’aimer, voilà quelle eût été l’issue ; alors, alors, il aurait vécu », se dit John Marcher à la toute fin du récit, lorsqu’il est trop tard et que May est morte et enterrée. Du point de vue de Sedgwick, il ne s’agit pourtant pas d’une banale romance à l’eau de rose, d’un drame de l’amour impossible brisé par la mort de l’un des deux partenaires. Car selon elle, le personnage de Marcher le célibataire est loin d’être transparent et son secret, non dévoilé mais dont il sait que May le connaît, constitue « le placard d’un secret homosexuel » - non pas, comme y insiste Sedgwick, le placard dans lequel se cache un homosexuel (puisque rien ne nous permet de savoir clairement si Marcher est ou non homosexuel) mais « le placard selon lequel on imagine un secret homosexuel » (EP, p.214). Or, si Marcher vit comme une personne au placard, s’il vit comme s’il était homosexuel, en même temps – panique oblige – il fait tout pour protéger ce secret dont il ne sait rien d’autre que ce que lui en laisse supposer son incapacité à entrer vraiment en relation avec May, et il se sert d’elle pour jouer le jeu de l’hétérosexualité obligatoire :
Quel que soit le contenu de ce secret interne, c’est un secret dont la protection requiert de Marcher une performance hétérosexuelle consciente de n’être qu’une façade : « Vous m’aidez, dit-il à May, à passer pour un homme comme les autres… » (EP, p.215).
Le schéma de domestication de la panique homosexuelle auquel obéit l’anti-héros de James sous la pression de l’hétéronormativité sociale correspond donc à un renforcement paranoïaque du placard : paralysé par son propre secret, qu’il ne partage avec May Bartram que sous la forme inversé d’un fantasme hétérosexuel, John Marcher entraîne celle qui partage son secret dans sa propre méconnaissance. En jouant le jeu de l’hétérosexualité obligatoire, May dissimule le placard de John à des yeux étrangers, potentiellement homophobes. Son savoir (à elle) n’ébranle pas son ignorance (à lui) mais la renforce paradoxalement en en modifiant la nature :
Le « progrès » de Marcher auquel [May] assiste est celui qu’impose la culture avec la plus grande insistance : son progrès d’une ignorance abyssale et épineuse à propos de ses propres possibilités homosexuelles à une ignorance aboutie, rationalisée, acceptée et totalement dissimulée (EP, p.216).
Selon Sedgwick, la culture se fonde bien sur cette « loi masculine d’ignorance de soi » (EP, p.217) qui définit donc la structure épistémologique du placard jamesien dans La Bête dans la jungle. Le « secret » qui était annoncé au début de son récit par James ne sera finalement jamais révélé, et l’engagement sentimental et sexuel avec May Bartram reste à la fois attendu – dès lors qu’il apparaît obligatoire – et toujours repoussé – dans la mesure où John Marcher est définitivement incapable de dire et d’identifier ses propres désirs : « La prophétie que fait May à John (« A présent, vous ne saurez jamais ») finit donc par se réaliser » (EP, p.219). « Vous ne saurez jamais »… que ce que vous prenez pour la norme (l’amour hétérosexuel) ne relève que d’une obligation culturelle dont le pouvoir contraignant tient à l’ignorance dans laquelle elle tient ceux qui la mettent en œuvre, donc à l’ignorance de cette ignorance. La possibilité d’un savoir (et même d’un se savoir) homosexuel est par conséquent retournée en la nécessité d’une ignorance valant comme la placardisation de ce savoir dont la tombe de May Bartram constitue une métaphore commode.
Dans l’étude conclusive d’Epistémologie du placard, consacrée à La Recherche proustienne, Eve Kosofsky Sedgwick propose d’identifier un effet supplémentaire de la structure du placard. Être au placard peut en effet signifier à la fois posséder un secret pour celui qui y est ou qui s’y met (c’est le cas de John Marcher dans la fiction de James), et donner le « spectacle du placard » pour celles et ceux qui n’y sont pas : c’est alors la dimension de l’implicite qui est fondamentale, et qui structure les relations des homosexuels avec leur entourage. Pour manifester les pouvoirs déstabilisants de cette dialectique du placard-spectacle (ou « placard de verre »), Sedgwick s’intéresse à la configuration sexuelle que Proust élabore à partir de deux personnages (Charlus et Albertine) présentant deux versions de l’homosexualité, qui ont néanmoins « en commun […] une sorte d’inclinaison asymétrique vers le féminin : Charlus est féminisé par son désir homosexuel, tout comme Albertine qui est féminisée par le sien (dans la mesure où son genre constitue un terme actif de sa sexualité) » (EP, p.240). La conséquence de cette commune « inclinaison asymétrique vers le féminin », c’est qu’Albertine n’a rien à cacher (être « féminine » pour une femme, cela n’a rien d’anormal), alors que Charlus s’efforce de dissimuler son « inversion » de genre qu’il porte néanmoins comme un stigmate au milieu du monde. Ainsi, le cauchemar de Charlus tient à ce qu’il est persuadé que personne n’est « fixé sur son compte » (selon son expression, Sodome et Gomorrhe, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p.1042 - cité ensuite SG) alors que, tout au long de la Recherche, il ne cesse d’être vu et identifié comme un homosexuel par les autres (en particulier par les Verdurin qui multiplient les sous-entendus concernant les penchants jugés discutables et pourtant à bien des égards fascinants du baron).
La Recherche se structure ainsi autour du « spectacle du placard », c’est-à-dire du regard porté sur ce « secret de Polichinelle » qui, censé n’être connu de personne (selon Charlus), est néanmoins connu de tous, et d’abord du narrateur lui-même dont Sedgwick interroge longuement la position spectatrice et même scrutatrice, non dénuée d’ambiguïté et de conséquences quant à la structure épistémologique du placard proustien qui s’ordonne à la formule : « It takes one to know one » - « il faut en être pour savoir ». Sedgwick insiste en effet sur le fait que le lecteur est en quelque sorte placé en position de voyeur et de savoir ce qu’il en est (de Charlus) par la mise en scène du « spectacle du placard » dans une narration qui semble elle-même émaner de ce que Sedgwick appelle le « point de vue du placard ». Ce point de vue n’est pas seulement celui de Charlus, c’est-à-dire ce point de vue vécu sur un secret qui ignore que ce secret n’est qu’un « secret de polichinelle » pour les autres. Mais il s’agit également de ce point de vue externe et interne à la fois selon lequel narrateur et lecteur se retrouvent ensemble dans une expérience voyeuriste déstabilisatrice : peut-on voir et savoir ce que l’on sait et voit sans « en être » ? Ainsi, après que Jupien s’est exclamé à propos de Charlus : « Vous en avez un gros pétard ! », le narrateur-spectateur parvient à cette révélation surprenante : « Je comprenais maintenant pourquoi tout à l’heure, quand je l’avais vu sortir de chez Mme de Villeparisis, j’avais pu trouver que M. de Charlus était une femme : c’en était une ! » (SG, p.17-18). Une quoi ? Non pas sans doute une « vraie » femme, c’est-à-dire une femme du genre féminin ; mais une espèce de « femme », une femme d’un genre spécial (« queer »), ou encore ce type d’homme « inverti » dont le genre féminin s’atteste suffisamment aux yeux du narrateur par le fait que, comme les femmes, il aime les hommes ! Les efforts de Charlus pour exhiber sa virilité, ses condamnations répétées de ce qui à ses yeux paraît « odieusement efféminé » (SG, p.6), ne font partie de son « placard de verre », de son « open secret », que du point de vue du placard lui-même, c’est-à-dire d’un point de vue qui en organise à son insu la mise en spectacle sur fond d’une double méconnaissance : celle du personnage Charlus, qui ignore que ses désirs sexuels sont connus et qui croit même le contraire, persuadé qu’il est qu’il faut en être pour savoir ; celle du narrateur qui partage son secret puisqu’il est possible qu’il en soit sans le savoir. Cette double méconnaissance fonctionne à plein dans la scène de la rencontre entre Charlus et Jupien à laquelle assiste depuis sa cachette le narrateur :
J’allais me déranger de nouveau pour qu’il ne pût m’apercevoir ; je n’en eus ni le temps, ni le besoin. Que vis-je ! face à face, dans cette cour où ils ne s’étaient certainement jamais rencontrés […], le baron ayant soudain largement ouvert ses yeux mi-clos, regardait avec une attention extraordinaire l’ancien giletier sur le seuil de sa boutique, cependant que celui-ci, cloué subitement sur place devant M. de Charlus, enraciné comme une plante, contemplait d’un air émerveillé l’embonpoint du baron vieillissant. Mais, chose plus étonnante encore, l’attitude de M. de Charlus ayant changé, celle de Jupien se mit aussitôt, comme selon les lois d’un art secret, en harmonie avec elle. […] Cette scène n’était, du reste, pas positivement comique, elle était empreinte d’une étrangeté, ou si l’on veut d’un naturel, dont la beauté allait croissant (SG, p.604-605).
Selon Sedgwick, cet extrait cristallise les deux aspects du « placard » proustien : le « spectacle du placard » que trahit (pour Jupien et pour le narrateur-voyeur) l’attitude de Charlus dans cette scène convenue de drague homosexuelle ; et le « point de vue du placard » que viennent occuper mais selon des modalités différentes, deux des protagonistes de la scène : Charlus bien sûr, persuadé qu’il contrôle la situation (qu’il est à l’abri, « in the closet ») et ignorant qu’il est sous le regard du narrateur ; mais aussi, et surtout, le narrateur qui, alors même qu’il pense occuper une position extérieure par rapport à la scène, se laisse néanmoins troubler et séduire par l’équivocité du spectacle auquel il assiste – et dont l’étrangeté première (le caractère « queer » ?) finit par se formuler dans le lexique du « naturel » et de la « beauté ».
A partir de ces queer readings de James et de Proust, on comprend que le type d’analyse proposé par Sedgwick ne se limite pas à savoir si, oui ou non, le narrateur (ou l’auteur) est homosexuel et, si c’est le cas, comment cela se traduit dans ses livres. Il s’agit plutôt d’envisager la littérature comme un laboratoire des identités sexuelles, comme ce lieu privilégié où s’expriment, se dissimulent, se domestiquent aussi, et en tout cas s’expérimentent tous les effets possibles de cette crise définitionnelle de l’homo/hétérosexualité dont Sedgwick fait l’un des enjeux majeurs de notre culture moderne. A ce compte, il est clair que le « queer » sert moins à définir un type d’identité (positive ou négative) qu’il ne désigne une manière de dépérimétrer les identités sexuelles en sortant des assignations commodes et des topologies binaires (in/out) pour entrer dans cette zone trouble, à la limite du dedans et du dehors, où ne cessent de circuler des désirs et des plaisirs multiples et mobiles.
[1] Cet essai a été repris dans Théorie queer et cultures populaires, de Foucault à Cronenberg, trad. fr. M.-H. Bourcier, Paris, La Dispute/Snédit, 2007.
[2] Pour des développements plus complets sur le contexte d’émergence et les enjeux de la « Queer Therory », nous renvoyons d’une part au n° 40/2003 de la revue Rue Descartes (« Queer : repenser les identités »), d’autre part aux analyses d’Elsa Dorlin dans Sexe, genre, sexualités (Paris, PUF, « Philosophies », 2008, notamment chap. 5).
[3] Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité [1990] (trad. fr. C. Kraus, Paris, La Découverte, 2005); Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe » [1993] (trad. fr. C. Nordmann, Paris, Amsterdam, 2009).
[4] Judith Butler est ici tributaire de la révision derridienne du « performatif » austinien. Voir notamment Jacques Derrida, « Signature événement contexte » in Marges. De la philosophie, Paris, Minuit, 1972
[5] Eve Kosofsky Sedgwick (Ed.), Novel Gazing. Queer Readings in Fiction, Durham & London, Duke University Press, 1997.
[6] Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999, p.84-85.
[7] Dans Queer Critics. La littérature française déshabillée par ses homo-lecteurs (Paris, PUF, « Perspectives critiques », 2002), François Cusset se livre à un pastiche de ce type de lecture qui définit selon lui la pratique universitaire de la « Queer Theory » aux Etats-Unis.
[8] Eve Kosofsky Sedgwick, Between Men. English Literature and Male Homosocial Desire, New York, Columbia University Press, 1985.