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19 novembre 2011 6 19 /11 /novembre /2011 16:29

Attachement et relationnalité : Butler face à Hegel[1]

 

Parmi les travaux philosophiques récents qui contribuent à réactualiser le contenu de la pensée hégélienne, et à en explorer ainsi la fécondité théorique au-delà de son ancrage doctrinal[2], il est sans doute possible de réserver une place particulière à Sois mon corps[3], un ouvrage co-écrit par Judith Butler et Catherine Malabou et publié en 2010. Ce petit ouvrage retient en effet d’emblée l’attention par sa forme originale, puisqu’il se compose de deux essais brefs et denses rédigés par les deux auteures, eux-mêmes complétés par un dialogue qui en éclaire et en approfondit les enjeux sans chercher nécessairement à réconcilier les points de vue exprimés. Mais l’originalité de cet opuscule tient aussi à son contenu dans la mesure où cette rencontre à deux voix et à quatre mains se noue à l’occasion d’une « lecture contemporaine de la domination et de la servitude chez Hegel », ainsi que l’indique le sous-titre de l’ouvrage. Cet intérêt porté au texte de Hegel portant sur la dialectique du maître et de l’esclave dans le chapitre IV de la Phénoménologie de l’esprit n’est pas anodin. Il s’inscrit manifestement dans la tradition de lecture et d’interprétation ouverte par Kojève qui en a proposé une interprétation libre et retentissante à l’occasion des cours qu’il a consacrés à la lecture de l’ouvrage de Hegel entre 1933 et 1939 à l’Ecole des Hautes Etudes[4]. C’est grâce à lui notamment, puis quelques années plus tard grâce à la traduction et au long commentaire fournis par Hyppolite[5], que les passages portant sur « domination et servitude » ont connu cette fortune considérable qui a contribué à susciter, d’abord en France puis aux Etats-Unis[6], un intérêt pour cet ouvrage jusque là à peu près complètement négligé en France par les lecteurs de Hegel.

Sois mon corps n’est pas le premier ouvrage où J. Butler et C. Malabou se confrontent à la pensée hégélienne. On pourrait même dire que les travaux de ces auteures se sont pour une large part élaborés d’après Hegel, en proposant au fil de leurs lectures successives de Hegel des usages contemporains de sa réflexion qui en exploitent librement certaines thématiques (la forme, le désir, la reconnaissance, la vie, etc.) en vue d’élaborer avant tout de nouveaux problèmes (liés en particulier aux métamorphoses du corps, aux politiques de la sexualité et à la gestion différentielle de l’humain qu’elles mettent en œuvre). J. Butler s’est ainsi intéressée à plusieurs reprises à la figure de la domination/servitude, dont elle a notamment donné une interprétation audacieuse, en rapport avec la thématique foucaldienne de l’assujettissement, dans La Vie psychique du pouvoir[7]. « Sois mon corps » [You be my body for me], la formule qui donne son titre au texte-dialogue de Judith Butler et de Catherine Malabou, est d’ailleurs directement extraite du premier chapitre de cet ouvrage dans lequel Judith Butler vise à éclairer les figures de la « conscience malheureuse » à partir de ce qu’elle analyse comme le « paradoxe de l’assujettissement corporel »[8]. Ce paradoxe est lié à la dialectique du maître et de l’esclave et plus précisément au « tour de passe-passe » qu’elle implique quant aux positions de ces deux personnages à l’égard de la vie du corps – laquelle forme sans doute l’enjeu principal des essais rassemblés dans Sois mon corps. En effet, il ne suffit évidemment pas que le maître se dégage de toute vie corporelle pour être le maître. Du moins sa domination ne s’atteste-t-elle que dans la relation complexe qui se noue alors entre le maître et l’esclave – relation de dépendance mutuelle. Car si, immédiatement, l’esclave dépend du maître pour sa propre survie (puisqu’il est devenu esclave du fait de son « attachement obstiné » à la vie), le maître lui-même en vient à dépendre médiatement du travail – donc du corps laborieux – de l’esclave pour assurer les conditions de sa propre maîtrise. Mais, pour que le maître reste en position de domination, il faut que ce second aspect de la dépendance demeure masqué. D’où la double injonction que le maître adresse au valet et par laquelle leurs destins se trouvent étroitement liés : « Sois mon corps à ma place, mais ne me dis pas que ce corps que tu es est mon corps [you be my body for me but don’t let me know that the body you are is my body] »[9]. Dans La Vie psychique du pouvoir, Judith Butler analyse alors les conséquences décisives de ce contrat tacite sur l’esclave et elle montre notamment comment cette injonction qui lui est faite d’être le corps du maître sans le dire, le conduit à devenir une « conscience malheureuse » en rejouant en lui-même la relation de domination/servitude. En effet, l’autonomie à laquelle l’esclave croit accéder par son labeur reste une autonomie en trompe-l’œil dans la mesure où elle repose sur une dépendance originaire de l’esclave à son maître : ce dernier ne lui a délégué son corps que pour en tirer un bénéfice secondaire, lié à ce que l’esclave produit par son travail non pour lui-même mais pour un autre (le maître qui en jouit). L’esclave fait ainsi l’expérience douloureuse de la désappropriation continuelle des objets qu’il produit, en tant qu’ils sont consommés ou utilisés par le maître. Or, cette désappropriation objective vaut comme une précarisation subjective du serviteur puisque son être est tout entier objectivé dans ce qu’il produit. Dépossédé de ce qu’il a produit, le travailleur se trouve comme dépossédé de lui-même. Il fait l’expérience de sa propre finitude :

Le corps travailleur qui sait maintenant qu’il a formé l’objet sait aussi qu’il est lui-même transitoire. Le serviteur nie les choses (au sens où il les transforme par le travail), il est lui-même une activité négatrice mais il se découvre sujet à une négation pleine et définitive dans la mort. Cette confrontation avec la mort à la fin du chapitre rappelle la lutte pour la vie et la mort qui l’inaugurait[10].

Mais cette fois, la peur de la mort n’est plus « une menace exercée par un autre », elle se donne comme le « destin inévitable de tout être dont la conscience est déterminée et incarnée »[11]. C’est ici, et à nouveau dans un certain rapport au corps, que se joue selon Judith Butler la transition de la conscience servile à la conscience malheureuse. En effet, l’esclave prend conscience de ce que « son » corps, c’est-à-dire ce corps que le maître lui a délégué en même temps qu’il lui a enjoint de faire comme s’il était le sien propre, le renvoie en permanence à sa propre mortalité, qui est elle-même à l’origine de sa domination puisque le serviteur est depuis le début soumis au maître à cause de sa propre peur de la mort. Ainsi, dès lors que le corps est reconnu comme ce qui expose à la menace de la mort et par là nuit au « projet de sécurité et d’autosuffisance qui gouverne la trajectoire de la Phénoménologie »[12], il va se trouver refusé et désavoué. Et ce désaveu, loin d’installer l’esclave dans la position du maître (qui avait conquis cette position en refusant le corps et en le déléguant à un autre, devenu son esclave), renouvelle l’attitude de déni du corps en lui donnant la forme éthique d’une renonciation et d’une mortification. Dans ces conditions, la conscience intériorise la relation maître/esclave, d’abord posée dans l’extériorité d’une relation objective, puisqu’elle s’efforce désormais de devenir maître de son propre corps en le soumettant à des impératifs éthiques : la conscience malheureuse émerge donc à partir de cette transformation de la peur de la mort en peur de la loi, de cette métamorphose de l’assujettissement à un maître en auto-assujettissement à des normes éthiques[13].

Ces développements de La Vie psychique du pouvoir mettent en lumière, au cœur du texte hégélien, un double enjeu. A un premier niveau, ce qui est d’abord en question dans l’élaboration dialectique des relations entre le maître et le serviteur n’est autre que leur relation problématique au corps, à leur propre corps comme au corps de l’autre. Cette relation, dont la formule-titre « Sois mon corps » recèle toute l’ambiguïté, se fonde en effet sur l’exigence d’un détachement (puisque le corps est ce qui se délègue, qu’il a donc « lieu ailleurs, comme ou dans un autre corps »[14] - qui n’est lui-même que l’envers d’un attachement à soi, c’est-à-dire d’un « attachement aux conditions de la formation de soi »[15]. Le détachement absolu est-il alors possible ? Telle est la question que Catherine Malabou élabore patiemment dans son essai qui semble déboucher sur un paradoxe : un certain « attachement obstiné au détachement » serait le prix à payer de l’impossibilité d’un détachement absolu. Pourtant, ce parcours de « Domination et servitude » ne permet pas d’en épuiser la signification. Du moins Judith Butler propose-t-elle dans son propre essai d’en renouveler la lecture en mettant en perspective la figure même de la domination/servitude à partir de l’analyse hégélienne de l’apparition de la conscience comme forme, et comme forme vivante. Du coup, c’est la notion même d’attachement qui se trouve problématisée. En effet, l’attachement est-il attachement à la vie en général (ce qui suppose un certain détachement à l’égard de « sa » vie) ou attachement à sa vie (qui se paye d’un détachement à l’égard de la vie en général) ? Y a-t-il en d’autres termes un attachement absolu, une forme absolue d’attachement à soi dont le « corps » par exemple pourrait être le garant ? Nous allons voir que ces interrogations, nées du croisement des méditations hégéliennes de C. Malabou et de J. Butler, ouvrent en réalité le texte de Hegel à sa propre polyphonie, et à des enjeux proprement contemporains.

*

L’essai de C. Malabou problématise d’emblée le rapport à la vie du corps en le situant sous l’horizon de l’engrenage dialectique de la domination et de la servitude, lui-même repensé en termes de détachement et d’attachement :

Malgré les dires de Hegel, la dialectique peut-elle réellement à la fois admettre et produire la possibilité d’un détachement absolu de la vie et du corps ou bien l’attachement (servile) apparaît-il toujours chez Hegel en fin de compte comme la vérité de tout détachement ?[16]

Ce questionnement ne s’adresse toutefois à Hegel – et à la dialectique – que par l’intermédiaire de certains de ses interprètes-ventriloques (Kojève et Bataille) qui explorent déjà l’ambiguïté (et peut-être l’impossibilité) d’un détachement absolu. Ainsi, pour Kojève, la possibilité d’un tel détachement paraît être la condition nécessaire de l’humain – lequel s’atteste justement dans sa capacité à s’arracher à la vie animale attachée à la seule satisfaction des besoins naturels et, par cet arrachement même, à accéder à une vie symbolique : « La conscience se libère et se détache de la vie en lui donnant la parole, en transformant la vie en vie du langage, en détachant ainsi la vie d’elle-même »[17]. Mais ce détachement par et dans le symbolique qui paraît d’abord assurer la maîtrise du maître sur sa propre vie ainsi mise à distance d’elle-même et libérée de sa naturalité, demeure éminemment problématique dans la mesure où il est conditionné par l’attachement premier que l’esclave manifeste à l’égard de son corps dans le travail et dans le service du maître. L’interprétation kojévienne de la dialectique du maître et de l’esclave fait donc apparaître la présence de l’attachement au cœur du détachement, comme ce qui rend à la fois possible et impossible la perspective de la maîtrise absolue. Le maître trouve sa vérité dans l’esclave qui lui-même tient sa vérité du maître. C’est cette présupposition réciproque des figures de la domination et de la servitude qui signe l’échec, ou comme le dit Kojève « l’impasse existentielle », de la dialectique.

Comme le note C. Malabou, Bataille ne manque pas alors de souligner cette aporie en opposant à la posture d’une maîtrise conditionnelle l’exercice d’une « souveraineté » qui excède tout attachement à la vie dans la dépense en pure perte de l’érotisme et du don :

Un tel détachement s’accomplit selon une stratégie de la relève qui imite l’Aufhebung tout en la redoublant. Aussi la souveraineté apparaît-elle comme un mime ou un simulacre qui excèdent la maîtrise. La souveraineté ne peut être intégrée au sein du système : non relevable, incalculable, sans réserve, elle est la « tache aveugle » de la maîtrise, tache que Hegel aurait aperçue mais dont il n’aurait oser s’approcher. […] Il s’agit de cette liberté qui n’est attachée à rien et ne veut même pas se conserver, de l’immédiateté de la vie, du plaisir, de la consommation, de la dépense, de l’érotisme : du corps en somme[18].

Hegel est ainsi retourné contre lui-même[19]. Le détachement absolu n’est possible qu’à condition de se détacher de la dialectique, de soustraire le corps à l’emprise de la dialectique, d’en faire une vie « hors de soi » à laquelle il est devenu impossible de s’attacher.

L’un des intérêts de l’analyse de C. Malabou tient alors à ce qu’elle permet de situer clairement la lecture butlérienne de la section « Domination et servitude » par rapport à ces deux interprétations concurrentes de Hegel (celles de Kojève et de Bataille) qui, si elles posent toutes deux le problème du détachement absolu, y apportent des solutions divergentes (détachement conditionnel ou souveraineté). Comme nous l’avons rappelé pour commencer, J. Butler s’attarde longuement dans La Vie psychique du pouvoir sur les effets paradoxaux que produit la dialectique de la domination et de la servitude sur l’esclave et sur son rapport au corps. En se substituant au maître, qui lui délègue tacitement son corps pour en jouir (« Sois mon corps »), l’esclave ne voit pas son corps métamorphosé en corps spirituel, essentiel et symbolique ; il ne manifeste pas non plus, contre les limites d’une maîtrise conditionnelle, l’excès transgressif d’une souveraineté. Il découvre sa finitude : « La substitution des corps révèle à l’esclave le caractère insubstituable de sa mortalité. […] La substitution s’achève dans l’insubstituabilité »[20]. La découverte de cette finitude « insubstituable », intériorisée au cours d’un procès de travail qui est pour l’esclave un procès d’effacement de ses propres traces, ne correspond pourtant pas à un quelconque repli souverain sur soi. Elle coïncide plutôt avec « un attachement à soi, au « propre », au caractère insubstituable de sa propre vie »[21], en tant qu’il est mis en jeu, et en échec, dans la substitution des corps du maître et de l’esclave. « Sois mon corps » n’est pas tant alors la formule du détachement accompli du maître à l’égard de son propre corps, que l’indice de ce reste d’attachement que l’esclave lui-même finit par intérioriser – tout en le déniant, c’est-à-dire en lui donnant la forme d’un détachement : ce qui aboutit à faire de la conscience servile une conscience malheureuse : une conscience divisée entre attachement et détachement.

Or, il est remarquable que dans le propre travail de J. Butler cette figure hégélienne de la conscience malheureuse trouve un prolongement inattendu dans la théorie foucaldienne de l’assujettissement qui en reprend l’orientation paradoxale[22]. L’assujettissement ne s’entend pas en effet comme la soumission à la domination unilatérale d’un « pouvoir » externe, répressif, mais il suppose l’attachement à ce qui, dans cet assujettissement même, contribue à la subjectivation, c’est-à-dire au façonnement du soi. Attachement à soi et assujettissement vont donc de pair[23]. Dans un premier temps, cette lecture hégélienne de Foucault semble trouver sa propre limite dans une lecture foucaldienne de Hegel dont J. Butler reconstitue la trame. Celle-ci revient à mettre l’accent sur le caractère productif de la répression qui « engendre les plaisirs et désirs qu’elle cherche justement à réguler »[24]. Une telle dynamique d’auto-régulation ouvre alors la perspective d’une résistance et donc d’un nouveau type de détachement au sein même de l’assujettissement :

Chaque modalité de l’attachement, de l’assujettissement corporel se doublerait d’une modalité de plaisir, de détachement du corps – le détachement jouissif répondant ainsi trait pour trait à l’attachement contraignant. Ce détachement coïncide avec la multiplicité irréductible des pratiques de plaisirs, c’est-à-dire d’abord avec l’impossibilité d’unifier ces pratiques par une synthèse, quelle qu’elle soit, le sexe ou le corps[25].

La résistance paraît donc s’inscrire comme excès toujours possible « des corps et des plaisirs » par rapport aux objectifs régulateurs en vue desquels ils ont pourtant été produits[26]. Mais tel n’est pas le dernier mot de la lecture hégélienne de Foucault que J. Butler propose dans La Vie psychique du pouvoir. En effet, la perspective d’un détachement jouissif mérite elle-même d’être rapportée à celle d’un réattachement paradoxal à la régulation en tant, justement, qu’elle produit la possibilité du plaisir : un tel détachement « produit un attachement supplémentaire à la règle puisque sans règle pas de plaisir »[27]. On ne saurait mieux dire que le détachement, chez Foucault (comme au fond chez Kojève et chez Bataille), reste impossible à accomplir autrement que sous la forme d’un « attachement obstiné au détachement »[28] – attachement d’autant plus obstiné que ce détachement est sans cesse mis en échec.

A moins que, comme le suggère C. Malabou à la fin de son essai, cette structure paradoxale de l’attachement au détachement ne trouve chez Hegel lui-même sa « relève » dialectique lorsque les expériences (malheureuses) de la conscience débouchent finalement sur son « libre désaisissement » (« Aufgeben », abandon) au profit de l’Esprit, cette figure du soi anonyme qui entretient un rapport libre et « détaché », infini, à l’Absolu. La vérité du détachement se trouverait ainsi dans la dissolution du « moi ». « Détache-moi ! » s’entend alors comme l’injonction qui est faite à l’Esprit de s’accomplir comme (libre) détachement du moi. Reste à savoir toutefois si cette injonction ne masque pas elle-même une nouvelle forme d’attachement : attachement à l’ab-solu – attachement au détachement donc ?

*

La lecture que Judith Butler propose de La Phénoménologie dans son essai reprend cette question centrale de l’attachement et du détachement mais en la posant à un tout autre niveau et, en réalité, en revenant au point de départ « phénoménologique » de la dialectique du maître et de l’esclave[29]. J. Butler montre notamment que le face à face entre deux consciences qui inaugure cette dialectique sur fond de lutte pour la reconnaissance présuppose en quelque sorte des formes primordiales d’attachement à la vie dont elle cherche à analyser à la fois la constitution et le développement paradoxal.

« Que signifie être lié à un autre ? »[30]. Cette interrogation sur laquelle s’ouvre la réflexion de J. Butler paraît d’abord liée au scandale de l’existence de l’autre, c’est-à-dire d’une autre conscience qui est à la fois moi et autre que moi : le même et l’autre, ici et là. Pourtant, Judith Butler souligne que « l’apparition de l’autre est un « scandale » pour une certaine manière de penser qui tient pour assurée que la certitude du « je » est fondée dans son existence déterminée et spécifique – position qui sous-entend également que le corps propre est le fondement de tout type de certitude que le « je » peut avoir de lui-même »[31]. Or, que se passe-t-il si, au lieu de présupposer le moi et l’autre comme deux entités ontologiquement distinctes, dotées chacune d’un corps propre, et dont la mise en relation intervient de manière seconde, on cherche, comme le propose Hegel lui-même, à rendre compte du processus relationnel immanent à partir duquel la conscience « prend forme » et, en prenant forme, prend conscience de son propre redoublement ? Et qu’implique cette « formation » de la conscience quant à son attachement à soi ? Ces questions donnent lieu, dans l’analyse de Judith Butler, à un double mouvement de reconstruction du texte hégélien.

Dans un premier temps, l’attention se porte vers les passages qui précèdent « Domination et servitude » (passages consacrés à la « chose » et au « phénomène ») et dont J. Butler retient principalement l’articulation entre forme et vie. Si en un sens la forme est vivante, c’est parce qu’elle n’est pas auto-subsistante et statique, donnée une fois pour toutes, mais plutôt produite au cours d’un processus de différenciation temporelle et spatiale qui permet de la caractériser dans son mode d’être relationnel :

Un processus temporel ainsi qu’un ensemble de relations semblent être à l’œuvre dans la « forme », si bien qu’il faut penser les interstices entre les formes comme partie intégrante de ce qui définit la forme elle-même[32].

Cette dynamique relationnelle des formes s’inscrit alors au sein de la Vie, ou pour parler comme Hegel, dans l’élément de la Vie, où vient à s’exprimer la tension constitutive de la forme, à la fois finie, particulière en tant qu’existence spatio-temporelle déterminée et portée au-delà d’elle-même par le mouvement infini d’une perpétuelle trans-formation (plus précisément même d’une relation transformatrice entre les formes). Il n’y a pas de vie sans forme (déterminée), mais pas de forme sans vie (c’est-à-dire sans le « mouvement infini de la vie qui confère la forme et la dissout en général »[33]). Cette notion d’un enveloppement réciproque entre la vie des formes et les formes de vie fait écho à l’idée d’« hétéro-affection » suggérée par Catherine Malabou à la fin de son propre essai. Autrement dit, ce que le concept de vie rend impossible, c’est l’attachement à soi, comme attachement à sa vie propre : comme le dit encore Judith Butler dans le dialogue qui suit, « être en vie, être attaché à la vie signifierait être attaché à sa propre dissolution ou découvrir que la vie n’est jamais exclusivement la nôtre »[34].

Dans ces conditions, l’entrée en scène d’une « vie indépendante », d’une forme-« je » attachée à sa « vie indépendante » et revendiquant d’être certaine d’elle-même (donc détachée du mouvement de la Vie), constitue un bouleversement dont l’ensemble du chapitre « Domination et servitude » aura à mesurer les enjeux et à tirer les conséquences. D’une part, cette certitude soi est en butte à la substituabilité et à la finitude de toute forme déterminée : « le « je » n’est qu’une forme parmi d’autres qui vient à l’être et disparaît »[35]. D’autre part, et par conséquent, son indépendance est problématique, pas du tout certaine et encore moins certaine d’elle-même. Elle doit être reconnue à la fois par et contre un autre « je » - dont dépend en un sens cette indépendance mais qui renvoie aussi au « je » l’image de sa propre substituabilité : « Le « je » est redoublé et, en tant que tel, il est désormais rivé à une scène de désir et de peur : il a besoin de l’autre mais il a également besoin de son anéantissement »[36]. Le redoublement est donc à la fois condition de l’accès à la certitude de soi et impossibilité d’échapper à sa propre substituabilité – sauf à détruire l’autre et à prendre sa place. Il apparaît alors qu’il y a une vie sociale des formes, d’ordre conflictuel et même destructeur, qui se déploie de manière paradoxale : « La condition de la substituabilité n’est autre que le non-substituable. L’un ne peut chercher à affirmer sa singularité [donc son caractère non-substituable] qu’en se substituant à l’autre »[37]. Dans quelle mesure ce paradoxe éclaire-t-il alors la dialectique du maître et de l’esclave ?

Il l’éclaire dans la mesure où, à travers le jeu de la substitution (infinie) et de la finitude, c’est le corps qui, sans être vraiment nommé, fait son apparition. Le corps définit en effet une forme singulière qui, en tant que forme de vie ou forme vivante, est structurellement prise dans le mouvement de la Vie qui la met en relation avec d’autres formes : « Pour qu’un corps soit un corps, il doit être lié à un autre corps »[38]. Ce « lien », cette « contrainte d’être lié [the bind of being bound] »[39], marque une forme d’attachement à la vie - sur fond de vulnérabilité et de dépendance - que les consciences en lutte cherchent à effacer afin de faire triompher leur singularité et leur certitude de soi – alors même que cette singularité se fonde sur la substituabilité des formes. Dans ces conditions, le « maître » est celui qui se livre au tour de passe-passe que nous avons rappelé pour commencer et que Butler analyse pour finir dans les termes d’« une instrumentalisation spécifique de la substituabilité. « Sois mon corps, toi » »[40] : cette formule est donc chargée d’équivocité. Elle signifie bien sûr l’acte de délégation par lequel le maître se place en position de maîtrise (de détachement assumé). Mais elle signifie aussi que cette maîtrise n’est que et ne peut jamais être que partielle – ou substitutive : ce corps que le maître délègue en un sens lui appartient (comment déléguer ce sur quoi on n’a pas la main ?) et en un autre sens ne lui appartient pas en « propre » puisque la condition du corps est d’être « toujours déjà délégué, compris comme une forme parmi d’autres, hors de lui-même, lié à d’autres corps »[41]. C’est cette liaison qui rend au fond le corps inévacuable ou du moins son évacuation toujours partielle : qui rend donc le détachement absolu du corps impossible et qui fonde sur cette impossibilité même la vulnérabilité de toute vie. Mais il est possible d’ajouter que c’est cette liaison qui rend aussi l’attachement à soi impossible puisque le corps vivant n’exprime sa singularité que sur fond de substituabilité, c’est-à-dire sur fond de persistance (ou de persévérance dans l’être) redoublée : sois mon corps, toi, avec et par cet autre corps qui n’est le tien qu’à condition d’être le substitut du mien, qu’à condition d’être comme le mien. La dialectique du maître et de l’esclave forme ainsi « la répétition, sans fin et sans issue, de l’évacuation du corps au sein même de sa persistance »[42]. Elle est la scène où se joue un détachement dans l’attachement, une persévérance dans le détachement, toujours en cours, jamais accompli.

*

« Que signifie être lié à un autre ? » se demande Judith Butler. Comme on l’a vu à travers la présentation des deux essais qui composent Sois mon corps, cette question trouve dans La Phénoménologie hégélienne l’un de ses lieux de problématisation privilégiés. Car dès lors qu’est mise en lumière la dynamique relationnelle qui à la fois attache les formes vivantes les unes aux autres et les détache les unes des autres, il apparaît que l’ensemble des paradoxes de l’injonction « Sois mon corps » se concentrent dans ce que Judith Butler nomme pour finir la « vie du corps », laquelle consiste « dans le mouvement contraire d’une propulsion vers [la conservation] et loin de la conservation »[43]. Le corps n’est donc pas un « site » stable où l’on peut facilement être ou se maintenir dans l’être – bref, se « tenir ». Il est plutôt cette zone de « rencontre et de répulsion »[44] où se mesurent l’une à l’autre la précarité de la vie et sa persistance : la négativité de la mort et le désir de vivre. Ce qui peut se passer dans cette « zone » est relativement incertain : c’est pourquoi la « vie du corps » suscite à la fois l’inquiétude et l’espoir.

En rapportant d’une certaine façon la dialectique du maître et de l’esclave à ses présupposés ontologiques, J. Butler ne vise nullement à en atténuer la portée critique. Elle invite au contraire à penser que cette dialectique met en jeu non pas tant des figures sociales préétablies et fondamentalement antagoniques (comme semblait le soutenir Kojève) que des êtres humains, incarnés et vivants, dont la vulnérabilité même est source potentielle de violence - lorsque cette condition ontologique d’interdépendance est déniée et masquée par l’affirmation d’un détachement illusoire -, autant que de reconnaissance réciproque - lorsque cette vulnérabilité devient une condition d’existence partagée[45]. Nous voyons alors apparaître le bénéfice de la torsion que J. Butler inflige dans son essai à l’interprétation kojévienne des passages de la Phénoménologie consacrés à la figure de la domination/servitude. Car, au lieu d’y voir l’expression d’une pure négativité, inscrite au cœur du désir et de la conscience de soi (qui n’accède à elle-même qu’à travers une histoire marquée par les luttes et par le travail), elle propose de souligner plutôt l’ambiguïté native de cette figure, marquée à la fois par une relation complexe et inévacuable à la vie du corps et par une exposition continue à la contingence historique – qui dessinent clairement les conditions et les limites de la puissance d’agir et de vivre de l’homme.

 

Article paru dans la revue en ligne Methodos, n°11/2011.  



[1] Ce texte a été rédigé en avril 2010 à l’occasion de la venue de Judith Butler à l’université Lille 3, où elle a prononcé une conférence intitulée « Précarité, deuil et reconnaissabilité de la vie ». La présentation que j’ai proposée de Sois mon corps lors d’un atelier de travail organisé avec les étudiants de Master de l’UFR de Philosophie et des doctorants de l’UMR « Savoirs, textes, langage » a donné lieu à une belle discussion et à un échange vivant avec J. Butler. Que celle-ci en soit ici remerciée.

[2] On pense notamment aux travaux d’Axel Honneth autour de la thématique de la reconnaissance (voir en particulier La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000). Mais il faut signaler également et dans une tout autre perspective les travaux de Catherine Malabou autour du concept de « plasticité » (voir L'Avenir de Hegel : Plasticité, Temporalité, Dialectique, Paris, Vrin, 1996). On trouve un panorama complet des usages et des problèmes liés à la théorie hégélienne de la reconnaissance dans l'article de Patrice Canivez, "Pathologies of Recognition", Philosophy and Social Criticism, 37(8)/2011, p.851-887.

[3] Judith Butler, Catherine Malabou, Sois mon corps. Une lecture contemporaine de la domination et de la servitude chez Hegel, Paris, Bayard, 2010 (ensuite cité SMC).

[4] Les cours de Kojève ont été édités par l’un de ses auditeurs assidus, Raymond Queneau, sous le titre Introduction à la lecture de Hegel (Paris, Gallimard, 1947). Notons que dans cette édition, le « commentaire parlé » du chapitre consacré à « Domination et servitude » était placé en tête du volume, à la manière d’un exergue.

[5] Jean Hyppolite a fait paraître en 1941 chez Aubier la première traduction complète de la Phénoménologie de l’esprit, suivie en 1946 de la publication de sa thèse consacrée à Genèse et structure de la Phénoménologie de l’esprit.

[6] Voir à ce sujet la mise au point que j’ai proposée au début de mon intervention sur « Hégélianisme et French Theory » dans le cadre du groupe de travail « La philosophie au sens large » animé par Pierre Macherey (séance du 23/04/2008) : http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20072008/sabot_butler_23042008.html.

[7] Judith Butler, La Vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories [1997], tr. fçse B. Matthieussent, Paris, Editions Léo Scheer, « Non & Non », 2002 (ensuite cité VPP), chapitre 1 : « Attachement obstiné, assujettissement corporel ». Notons que ce texte canonique de la dialectique maître/esclave forme également le point de départ de son premier ouvrage Sujets du désir. Réflexions hégéliennes en France au XXe siècle [1987], tr. frçse P. Sabot, Paris, PUF, « Pratiques théoriques », 2011. Elle y revient également dans Le Récit de soi [2005] (tr. frçse B. Ambroise & V. Aucoututier, Paris, PUF, « Pratiques théoriques », 2007) où l’accent est mis cependant davantage sur la thématique de la reconnaissance, renouvelée en particulier à partir des travaux d’Axel Honneth notamment. Sur la reprise butlérienne de cette thématique de la reconnaissance, voir Christophe Bouton, « Les apories de la lutte pour la reconnaissance. Hegel, Kojève, Butler », in F. Brugère & G. le Blanc, Judith Butler. Trouble dans le sujet, trouble dans les normes (Paris, PUF, « Débats philosophiques », 2009, p.35-67) et Kim Ong-Van-Cung, « Vulnérabilité et reconnaissance. Honneth et Butler » (Archives de Philosophie n°73/2010, p.1-23).

[8] VPP, p.67.

[9] L’interprétation que Butler propose de la figure de la domination/servitude dans La Vie psychique du pouvoir est analysée en détail par Franck Fischbach dans Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, « Problèmes & Controverses », 2009 (Deuxième partie, chapitre 1 : « « Sois mon corps à ma place ». Judith Butler lectrice de Hegel »).

[10] VPP, p.76.

[11] Ibidem. Cité par C. Malabou in SMC, p.37.

[12] VPP, p.94.

[13] Voir VPP, p.65 et aussi C. Bouton, art. cit., p.51-52.

[14] SMC, p.8.

[15] SMC, p.9.

[16] SMC, p.14.

[17] SMC, p.17.

[18] SMC, p.31.

[19] Catherine Malabou lit ici Bataille à travers Derrida. Voir en particulier « De l’économie générale à l’économie restreinte. Un hégélianisme sans réserve », in L’Ecriture et la différence, Paris, Minuit, 1972, p.369-407.

[20] SMC, p.38.

[21] SMC, p.39.

[22] Ainsi que le souligne C. Malabou, « Butler considère que le concept foucaldien d’assujettissement est préfiguré dans l’analyse hégélienne de l’auto-asservissement du serviteur qui achève la section « Domination et servitude » » (SMC, p.43).

[23] Sur ce rapport entre attachement et assujettissement, voir en particulier les analyses proposées par Guillaume le Blanc dans La Pensée Foucault (Paris, Ellipses, « Philo », 2006, chap. « La vie sociale de l’assujettissement ») et par Franck Fischbach, op. cit., p.126.

[24] VPP, p.99.

[25] SMC, p.45.

[26] Dans Trouble dans le genre, J. Butler objecte à Foucault le statut problématique des « corps » et des « plaisirs » auxquels est réservé un sort particulier à la fin de la Volonté de savoir (en alternative à la « monarchie du sexe ») ainsi que dans l’introduction à l’édition américaine mémoires d’Herculine Barbin (publiée dans la revue Arcadie en 1980 sous le titre « Le vrai sexe » in Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, IV, n°287). Selon Butler, ce que Foucault interprète dans le récit d’Herculine Barbin comme la promesse d’une sexualité irréductible aux catégorisations de genre, participe plutôt de la plasticité de ces catégorisations, non substantielles, qui ne renvoient pas en tout cas au sexe comme à leur cause univoque, produisant toujours les mêmes effets, et marquant les corps invariablement de la même manière : « L’anatomie de Herculine ne tombe pas en dehors des catégories de sexe, mais elle confond et redistribue les éléments constitutifs de ces catégories ; en réalité, le libre jeu des attributs a pour effet de révéler le caractère illusoire du sexe comme substrat d’une substance durable auquel ces différents attributs sont censés s’appliquer » (Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité [1990], tr. frçse C. Kraus, Paris, La Découverte, 2005, p.208). Voir également la mise au point plus récente dans « Reconsidérer « les corps et le plaisirs » » [2001], in Incidence, n°4-5/2008-2009, p.91-116.

[27] SMC, p.46-47.

[28] SMC, p.48.

[29] On trouve une démarche analogue dans le premier chapitre de Sujets du désir (« Désir, rhétorique et reconnaissance dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel ») lorsque J. Butler cherche à rendre compte de l’émergence du désir dans la phénoménologie hégélienne.

[30] SMC, p.57.

[31] SMC, p.61.

[32] SMC, p.67-68.

[33] SMC, p.70-71.

[34] SMC, p.101.

[35] SMC, p.73.

[36] SMC, p.74.

[37] SMC, p.77.

[38] SMC, p.80. Ce thème de l’interdépendance des corps forme le principe d’une ontologie sociale du corps que Butler développe notamment dans l’introduction de Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil (tr. frçse J. Marelli, Paris, La Découverte, « Zones », 2010) ou encore dans cet entretien paru en 2011 dans la revue Critique : « Je pense que lorsque nous comprenons le corps comme une structure extatique, comme nécessairement hors de lui-même, il apparaît comme étant à la fois exposé à la signification et aux sens sociaux, et lié, d’emblée, à un monde où il y a des autres, d’emblée dans une condition d’interdépendance » (« Le corps est hors de lui », Critique n°764-765/janvier-février 2011, p.83).

[39] SMC, p.84.

[40] SMC, p.81.

[41] SMC, p.82.

[42] SMC, p.84.

[43] SMC, p.101.

[44] Ibidem.

[45] « Il me semble que la précarité signifie la possible ruine de tout sujet, et qu’elle fournit aussi une base pour parvenir à une alliance entre des populations qui sont exposées différemment aux blessures et à la destruction. Ainsi, cette catégorie devrait-elle contribuer à une politique par delà l’identité » (« Le corps est hors de lui », entretien cité, p.84).

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C
voir mon blog(fermaton.over-blog.com)
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