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5 février 2012 7 05 /02 /février /2012 15:49

L’école des philosophes n°10/2009

« Philosophie et littérature »

Présentation

 

La philosophie à l’école de la littérature

 

Le présent numéro de la revue L’école des philosophes fait suite à deux numéros thématiques consacrés à « L’art et la philosophie » (n°8, septembre 2003) et à « L’épistémologie et l’histoire des sciences. Sciences et philosophie » (n°9, septembre 2005). C’est que la philosophie, et les philosophes, ont vocation à s’intéresser à l’ensemble de ces activités humaines - art, sciences, littérature - par lesquelles notre rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes peut être interprété ou même transformé. Dans le cadre pédagogique du cours de philosophie, le professeur est ainsi amené à utiliser, à titre d’exemples, la référence à telle œuvre d’art ou à telle pratique esthétique, à telle expérience ou théorie scientifiques, à telle œuvre littéraire (tragédie, roman ou poème) en vue d’éclairer de grandes problématiques philosophiques (la vérité, la culture, la technique, la liberté, la morale, le droit, etc.) aussi bien que les procédures de la constitution du sens. On notera cependant que si l’art et la science se trouvent intégrés explicitement au programme des classes terminales (au titre d’une notion – dans le cas de l’art - ou d’un champ notionnel déterminé – pour ce qui concerne les sciences - avec le domaine intitulé « La raison et le réel » au programme des séries générales), il n’en va pas de même pour la littérature, dont le statut au sein même de l’enseignement philosophique mérite déjà à ce titre d’être interrogé. En un sens, il est clair que les œuvres littéraires font partie de la « culture commune » sur laquelle le professeur de philosophie doit pouvoir s’appuyer pour illustrer tel ou tel aspect du programme : la poésie en général peut ainsi fournir de nombreux points d’appui pour poser la question philosophique de l’interprétation ou de la vérité, la Recherche proustienne est régulièrement convoquée lorsqu’il s’agit d’élaborer le problème du temps (et de la mémoire), le théâtre de Sartre constitue une entrée commode et utile pour traiter des notions comme celles de liberté ou d’autrui (voire pour aborder l’œuvre philosophique de Sartre lui-même).

La question se pose cependant de savoir si la littérature peut se réduire justement à n’être qu’un réservoir d’exemples pour la réflexion philosophique, ce qui revient en somme à l’envisager du point de vue de ses seuls contenus thématiques et à négliger d’autant les modalités opératoires du texte ou de l’écriture littéraires. Il est possible de retrouver par là le clivage disciplinaire entre un usage littéraire (ou par les « littéraires ») et un usage philosophique (ou par les « philosophes ») des textes littéraires : alors que le premier usage consiste à mettre l’accent sur les outils d’analyse du texte et sur son procès d’élaboration scripturale[1], le second usage s’attache plutôt à convertir le contenu des œuvres en concepts homogènes qui intègrent les thèmes littéraires comme autant de contenus d’expérience livrés à la réflexion. Mais finalement, ce que la philosophie cherche (et trouve) ainsi dans la littérature peut aussi bien se trouver déployé sous une autre forme dans d’autres champs d’activité (l’art ou la science notamment). La littérature paraît ainsi offrir au philosophe une médiation commode entre la dimension du simple vécu et l’ordre de la conceptualité proprement philosophique. C’est l’idée selon laquelle, dans les œuvres littéraires, l’expérience humaine se réfléchit et accède à une forme d’intelligibilité que la philosophie peut recueillir en l’élevant à sa propre vérité. Il n’est évidemment pas question de dénier à cette approche philosophique de la littérature sa pertinence et sa cohérence (qui s’articule pour une large part à l’organisation interne du cursus de l’enseignement secondaire, tel qu’il existe en France aujourd’hui[2]). Les « Propositions pédagogiques » qui concluent le présent recueil témoignent même à leur façon de ce qu’un tel couplage de la littérature et de la philosophie peut avoir de judicieux et de productif sur le plan de l’organisation d’un cours de philosophie ou dans la perspective d’une porosité concertée des champs disciplinaires.

Pourtant, un tel usage philosophique des textes littéraires conduit à se demander si la littérature ne risque pas alors de devenir un simple prétexte pour la pensée philosophique elle-même, prompte à (re-)trouver dans les romans, les poèmes et les drames, ce qu’elle est venue y chercher, à savoir une forme de confirmation de ses propres élaborations théoriques. Les premières contributions du recueil permettent précisément de soulever la question de l’existence de « pensées littéraires » qui relèveraient plutôt de la capacité des textes littéraires à proposer, dans la forme même de leur discours et dans la matérialité de leur langage, quelque chose à penser. On voit la difficulté : le premier souci de l’écrivain ou du poète n’est sans doute pas de trouver les moyens d’exprimer une pensée ou des idées, mais plutôt d’agencer des mots et des images, d’utiliser les ressources propres du langage pour créer du sens - y compris en défaisant le sens ordinaire des mots et des choses - ou raconter des histoires. Il serait à ce compte extrêmement réducteur et dangereux de tenir le littérateur pour un philosophe en puissance, pour un philosophe qui s’ignore donc, ce qui reviendrait une fois encore à donner le dernier mot à la philosophie, censée délivrer le sens ultime de l’entreprise littéraire. Le propos ici est tout autre : il s’agit de rendre compte de cette manière singulière qu’à l’écrivain de produire, à l’occasion et avec les moyens formels qui lui sont propres, certains effets de pensée qui peuvent aussi avoir des effets sur la pensée (philosophique) lorsque celle-ci se trouve mise en question dans sa propre légitimité théorique. Une fonction ironique ou même sceptique de la littérature se trouve ainsi mise en lumière[3].

Mais dire que la littérature contribue pour une part à éclairer à distance, ou de biais, les démarches de la philosophie, voire à en révéler les failles, doit conduire alors à envisager un autre aspect de leurs relations qui peuvent également prendre la forme d’un voisinage et même d’une connivence entre des pratiques d’écriture complémentaires voire apparentées. Les dernières études du recueil suggèrent ainsi que mettre la philosophie « à l’épreuve de la littérature », cela oblige d’abord à réfléchir aux conditions dans lesquelles l’interprétation d’une œuvre littéraire (celle de Baudelaire par exemple) peut donner lieu à un authentique débat philosophique, donc à l’ouverture d’un espace de problématisation inédit entre différentes positions philosophiques (celles de Benjamin, de Sartre et de Foucault) ou à l’intérieur même d’une position philosophique singulière (celle de Foucault). Mais cela revient aussi à envisager la démarche philosophique à partir des effets d’écriture qu’elle implique nécessairement et sur lesquelles elle a à s’interroger, qu’il s’agisse d’un certain usage de la posture lyrique dans le discours philosophique, de la détermination d’un « pacte confessionnel » au principe de la spéculation augustinienne dans les Confessions, ou encore de la rumination heideggerienne sur la poiesis grecque et sur le sens du « non-poétique ».

Si donc la philosophie peut trouver dans la littérature l’occasion de poursuivre sa réflexion, ce n’est pas au sens où il lui suffirait de s’emparer de quelques-uns de ses thèmes pour se les annexer purement et simplement. Au contraire, elle a tout à gagner à se mettre à l’école de la littérature, pour entendre sa leçon qui concerne non seulement le contenu mais aussi la forme du discours philosophique lui-même. Le présent recueil constitue à sa façon une telle invitation à « penser avec la littérature ».

 

 

Philippe Sabot



[1] Ce qui peut conduire à certains excès lorsque la littérature en vient à promouvoir son autoréférentialité comme garantie de son autonomie institutionnelle. Voir à ce sujet l’ouvrage récent de Tzvetan Todorov, La littérature en péril (Paris, Flammarion, « Café Voltaire », 2007) ou encore la critique de l’ « ET Heresia » (« Extra-Textuality Heresia » - « phobie de l’extra-textualité ») formulée par Jacques Bouveresse dans La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie (Marseille, Agone, « Banc d’essais », 2008, p.11-12).

[2] En particulier, la place réservée à l’enseignement de la philosophie en classes terminales renforce implicitement la fonction de reprise souveraine, par cet enseignement, des savoirs acquis dans les classes précédentes, et notamment ceux qui concernent la littérature.

[3] Voir à ce sujet l’entretien de Pierre Macherey avec Aliocha Wald Lasowski, « Penser avec la littérature », in A. Wald Lasowski (dir.), Pensées pour le nouveau siècle, Paris, Fayard, 2008, p.257-272.

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commentaires

W
Bonjour Professeur Sabot, le Twitter est malheureusement censuré en Chine, donc j'ai laissé un message dans votre mail pour vous dire que j'avais reçu les documents et très grand merci à vous. Je<br /> voudrais me renseigner également sur les formalités à suivre dès à présent pour m'inscrire à Lille 3, merci à vous!
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